L'apologie du Gris
Texte d'Edlira Rama

L’Apologie du gris, signé Antoine Barbier, est un article paru en plusieurs numéros du bulletin de la Société Lyonnaise des Beaux Arts  (SLBA) en 1928. Par l’alliance du savoir scientifique et de la sensibilité poétique  intime, L’Apologie du gris contribue à augmenter la renommé de l’artiste en tant que  virtuose du pinceau et de la plume à la fois.

 Rendre la brume, le flou, le brouillard, enthousiasmait sincèrement Barbier qui en fait une vraie spécialité, reconnue par la suite par la critique. Cet amoureux des atmosphères voilées, introduit dans l’Apologie du gris sa propre conception du terme «brouillard»: 

« Sa couleur est grise… D’un gris léger, translucide, qui transfigure nos paysages comme le ferait une baguette de fée, les revêtant d’un voile impondérable de rêve, rendant les objets mystérieux, permettant aux penseurs de poétiser le concret dans l’abstrait et de matérialiser leurs songes. N’est ce pas bon de vivre un peu dans les nuages ? ».

Ensuite, l’artiste passe dans ses propres expériences sensorielles, au cours de ses errances dans différents pays et régions, pour comparer les nuances variées : « Au reste ils sont par eux-mêmes tellement divers et changeants, les brouillards, tellement colorés : gris bleuâtre dans nos régions ; gris mauve à Paris ; gris d’or à Anvers et à Londres ; gris d’argent sur les côtes bretonnes ( baie des Trépassés); gris, ici et là, de toutes les gammes, glauques, irisés, prenant selon l’heure et le pays, tous les tons d’améthyste, d’opale, de pierre de lune… ». Cette incursion poétique est suivie par une phrase résumant le principe même de sa peinture : « Car, ne l’oublions pas, ce que nous devons rendre en peinture, ce ne sont pas les choses, comme un photographe, mais l’illusion des choses, l’invisible par le visible, l’impression émue et sensible que la nature fait sur nous et que nous devons communiquer aux autres, fussent-ils, ces autres, des profanes philistins.» Car le gris, lui permet de «masser les plans et les rendre largement, poétiquement, autrement dit, en valeurs de distances». Les séries que l’artiste réalise sur la Tamise et Venise révèlent remarquablement la recherche picturale sur sa couleur de prédilection : Barbier se positionne ainsi dans le sillage de Monet par la notion des séries et dans celui de Turner par la poésie de la vapeur.

Les fumées industrielles qui créent l’épaisseur du brouillard londonien et éclipsent le soleil, retiennent l’attention de Barbier dans la toile St Paul de Londres Vu de la Tamise. Les bateaux amarrés qui barrent le premier plan par leur massivité obscure sont dessinés minutieusement et contrastent avec l’arrière plan noyé dans l’air pollué par la fumée.

Dans une autre vue, toujours avec la silhouette pâle de Saint Paul esquissé comme une image rêvée qui s’évapore : le brouillard a une densité unifiée, composée à la fois par le climat et la fumée, cette fois ci, fondus. Ces harmonies argentées confèrent une présence paisible aux marines.

Dans l’Apologie du gris, Barbier conclut que même si le mot « gris » en lui-même englobe la tristesse, la couleur contient une telle richesse de reflets scintillants et vibratoires qu’elle fait ressortir encore mieux les couleurs voisines.  Cet éternel voyageur, profondément attaché à l’Orient, même lors de la traversée des déserts d’Algérie, Tunisie, Tripoli, Egypte et Palestine, exprime sa prédilection pour le brouillard plutôt que le soleil.  Car la lumière brutale, qui dessèche tout, ne le laisse pas apprécier « les passages en demi-teinte de la nature ». Ainsi, le repos de l’œil est possible par une mesure, un « soleil intermittent qui chez nous sert de complémentaire à la fraicheur verdoyante et vaguement mélancolique de nos paysages ».